Par Isabelle VAZEILLES (Sociologue au CNRS)
La traditionnelle Danse du Soleil des Indiens des Plaines s'est une fois de plus déroulée cet été dans la Réserve des Sioux Lakotas de la Cheyenne River à côté du village de Green Grass dans l'Etat du Sud Dakota aux Etats-Unis.
Chaque année, les Sioux ne manquent jamais de célébrer cette cérémonie sacrée qui, encore de nos jours, revêt pour ce peuple une importance capitale.
La Danse du Soleil est une des fêtes essentielles de la tradition sioux. Elle permet à ce peuple de retrouver une certaine identité perdue lors de la colonisation blanche.
La Danse du Soleil est une cérémonie, un rituel collectif de prière. Les Danseurs du Soleil (Sundancers) qui ont des demandes à adresser au Grand Esprit, attirent son attention par des souffrances corporelles et mentales qu'ils s'infligent tout au long de la cérémonie. La souffrance appelle le Grand Esprit et l'amène à répondre aux souhaits des Indiens.D'une manière générale, les Indiens font cette Danse pour venir en aide à un membre de leur famille ou à un ami proche se trouvant dans le besoin ou souffrant d'une maladie
La principale quête de ce rituel se trouve être la souffrance, seul moyen, en effet, de se voir accepter dans le monde des adultes ou de voir accomplir son vœu. Pour ce faire, les Sioux organisent leur participation à la cérémonie en fonction du niveau de souffrance qu'ils veulent atteindre, en correspondance directe avec l'importance du vœu souhaité. La Danse dure quatre jours, mais libre est celui qui désire limiter sa participation à deux ou même un jour. Pendant sa participation à la Danse, qui peut varier donc d'une demie journée à quatre jours complets, l'Indien se prive de manger et de boire. Seul lui est permis d'ingurgiter une décoction, préparée par le chamane, à base d'armoise. Cette boisson à l'odeur forte permet au danseur de purifier son corps. Elle chasse les mauvais Esprits et soutient les danseurs dans leurs efforts. Le manque d'eau est certainement ce qui fait le plus souffrir les participants, la chaleur est torride et les durs rayons du soleil martèlent les têtes comme le forgeron martèle le fer rouge.
Green Grass, août 1991
Green Grass, août 1991 En plein soleil et nue tête, je ne me rends pourtant pas compte que je risque l'insolation. Mon esprit est trop occupé par les merveilles et les magies qui se présentent à moi pour y prêter attention. Et je songeais aussi à mon récit futur sur cette expérience extraordinaire, consciente de la difficulté de retranscrire l'intranscriptible.
La Danse du Soleil dure du lever du soleil à son coucher. A chaque fois, elle se présente sur le même schéma. Les Indiens entrent dans le “cercle sacré” (sacred circle) et accomplissent une danse, une déambulation circulaire d'une durée de 15 à 30 minutes. La phase de danse est suivie d'une pause pour que les danseurs puissent se reposer. Du lever au coucher du soleil, s'enchaîne une suite de danses et pauses. En termes d'heures, la Danse du Soleil débute vers 6 heures du matin pour finir vers 18 heures. Soit environ 12 heures de rituels par jour.
Le temps joue sur la fatigue et le moral des participants et, comme pour un marathon, l'important est de tenir jusqu'au bout. La petite foule des spectateurs est là tout autour plus en tant que supporters qu'en simples spectateurs. Durant la Danse, les Danseurs du Soleil sifflent constamment dans des sifflets confectionnés dans des os d'aigle. Privés d'eau, la salive manque et le simple fait de souffler devient un supplice à la longue des plus atroces. En effet, le plus dur n'est ni la danse ni le manque de nourriture et de boisson, c'est sans doute siffler en permanence par trente cinq à quarante degrés Celsius et, bien sûr, le “piercing” rituel.
Le piercing
Le piercing, s'il n'est pas obligatoire, reste le geste essentiel de la Danse, symbolique de l'autotorture qui atteste de la foi indienne en ses croyances. Le Danseur du Soleil s'accroche dans la poitrine, par deux endroits différents, entre la chair et la peau, deux morceaux d'os (ou des griffes) d'aigle de quelques centimètres de long et d'un centimètre d'épaisseur environ. Ces deux bouts d'os sont attachés à une corde en peau, épaisse et longue, reliée à l'Arbre du Soleil. Les danseurs attachés de la sorte dansent autour de l'arbre auquel ils sont reliés.
Finalement, dans une danse frénétique, une sorte de lutte avec l'Arbre du Soleil, qui symbolise la force à vaincre pour atteindre le but sacré, ils s'efforcent de se libérer de leurs attaches. Pour cela, il leur faut tirer leur corps en arrière dans un mouvement de danse, afin de faire céder la peau qui maintient dans la chair les deux bouts d'os d'aigle. La peau craque, se déchire, la souffrance se dessine sur le visage du danseur. Enfin, les chairs cèdent, la corde jaillit en l'air et tombe sur le sol, lasse et fatiguée semble-t-il de la lutte, alors que la joie illumine le visage du danseur d'un bonheur incomparable.
Les Danseuses du Soleil
A Green Grass cet été-là, il y avait quelques femmes au sein du groupe de danseurs. Dans le passé et selon la tradition sioux, les femmes ne pratiquaient pas la Danse du Soleil. A la différence des hommes qui ont à prouver leur virilité, leur force et leur courage, les femmes qui ont donné la vie et se sont occupées des morts, n'ont rien à prouver.
En effet, les Indiens reconnaissent (et un vieil homme traditionaliste le rappela par hauts-parleurs pendant une des pauses de la cérémonie) qu'accoucher est une épreuve physique et morale très dure et très éprouvante. A chacune de ses couches, la femme endure la douleur et la fatigue, elle montre ainsi sa capacité à supporter la souffrance qu'elle n'a donc pas besoin de prouver une nouvelle fois durant la Danse du Soleil. L'homme indien représente le sexe fort, et détient traditionnellement le rôle de protecteur du foyer, pour cela il doit s'affirmer en tant que tel et démontrer ses capacités à endurer les souffrances que la vie inflige à tous les êtres humains. Ne connaissant pas les souffrances de l'enfantement, il s'inflige artificiellement et volontairement des souffrances qui vont lui permettre de se hisser à son rôle de chef de famille.
Cependant, depuis une quinzaine d'années, les femmes réclament le droit de participer à cette cérémonie y compris aux pratiques d'auto-tortures. Néanmoins si de nombreuses femmes exécutent la Danse du Soleil, elles restent très peu nombreuses à s'imposer le “piercing”. A Green Grass, aucune femme ne s'infligea cette épreuve cette année là. Les femmes qui le pratiquent, se font attacher, m'a-t-on dit, les deux bouts d'os dans la peau du dos. Des cordes relient ces broches en os à un crâne de bison qu'elles doivent traîner d'un pas cadencé tout autour du cercle du Soleil. Au bout de quelques tours, lorsqu'elles choisissent de se libérer, on abrège leur souffrance en demandant à une personne, un enfant en général, de s'asseoir sur le crâne de bison, alourdissant ainsi le poids. La femme, souvent aidée par d'autres Danseurs du Soleil ou par un chamane ou son aide, tire plusieurs fois vers l'avant pour que la peau se déchire et enfin la libère de sa lutte.
Le Cercle sacré
Les Danseurs et Danseuses du Soleil dansent dans un cercle sacré, délimité et arrangé soigneusement selon les instructions du chamane du “saint homme” (holy man), les Sioux disent aussi medicine man” (“homme médecine ) responsable du bon déroulement de la cérémonie. Les offrandes et l'Arbre du Soleil au centre du cercle, se trouve “l'Arbre du Soleil”, un peuplier aux feuilles bruissantes, assez grand, d'une hauteur de dix mètres environ.
On peut remarquer sur cet arbre, des sortes de longs foulards aux couleurs vives, attachés directement sur le tronc ou aux branches, qui ondulent au moindre souffle du vent semblant ainsi animer l'arbre d'une vie surnaturelle. Enroulée dans un des angles de ces pièces de tissu rectangulaires et étroites, se trouve une offrande, une pincée de tabac. Le tabac, symbole de fumée, de feu, de chaleur, et par extension de paix, représente une véritable offrande des Indiens au Grand Esprit. Cette offrande veut aider à établir le contact entre l'Homme et le Sacré, entre le mortel et l'immortel, cela sous le couvert du symbole de la Paix.
Je peux apporter deux autres explications à la présence des foulards multicolores. Les Indiens m'ont expliqué que la première répondait à un souci de rendre hommage au Grand Esprit et par là même aux différents éléments de l'univers et la deuxième explication, reliée à la première, les danseurs et spectateurs viennent accrocher un foulard dans le but de voir s'exaucer les plus chers de leurs vœux. Selon la couleur du foulard, l'hommage est rendu à tel ou tel élément composant l'univers. La couleur bleue souligne le respect du Sioux pour le ciel ; la couleur verte marque l'admiration et l'amour du Sioux pour la Terre Mère, la nature et ses bienfaits. Le rouge, le blanc, le jaune et le noir sont des couleurs qui rendent hommage chacune à un des points cardinaux.
Les points cardinaux, l'Ouest, le Nord, l'Est, le Sud, le Ciel, la Terre et le Centre de la Terre ou de l'Univers, font l'objet d'un véritable culte. Mais il est vrai que quand on voit l'immensité des plaines du Sud Dakota et le calme et la plénitude qui s'en dégagent, on comprend mieux alors le culte rendu à la nature, à l'immensité, à l'étendue de l'univers, qui se concrétise par cet hommage aux points cardinaux qui permettent de s'orienter dans ces espaces infinis. Que je me tourne vers le Nord, le Sud ou l'Est, mon regard se perd, et alors que j'entends le battement du tambour – “le cœur de l'univers” – des “Musiciens du Soleil”, je commence à comprendre. Cet espace signifie liberté, et les points cardinaux, bornes imaginaires d'une délimitation fictive, symbolisent entre autres cette liberté si chère aux Indiens. Ainsi, qu'elle ne fût pas mon émotion, quand, d'une main tremblante, je pus attacher moi aussi mon foulard jaune sur l'Arbre du Soleil, en témoignage de mon respect et de mon émotion pour l'Est.
L'armoise Décorant aussi l'Arbre du Soleil, accrochés à la limite entre le tronc et les branches, deux bouquets de branches d'armoise qui semblent orner l'arbre comme deux cornes de bison. L'armoise est une plante qui pousse partout dans le Sud Dakota. Les Sioux considèrent les différentes variétés d'armoise comme des plantes sacrées dont ils se servent dans leurs cérémonies et rituels. Cette plante a des fonctions magiques, par son odeur forte elle chasse et éloigne les esprits mauvais des danseurs et du cercle sacré. L'armoise dispersée aux abords du cercle, en chassant les mauvais esprits, confère à l'espace un climat de pureté, condition nécessaire pour l'installation de la communication entre le Grand Esprit et les Hommes.
L'enceinte sacrée
Le cercle du Soleil fait approximativement une cinquantaine de mètres de diamètres. Il est délimité par un nombre de piquets bien défini, tous de couleurs rouge. Sur chaque piquet, au nombre de 400 cet été-là, est attachée une petite offrande de tabac, enfermée dans un carré de tissu rouge, ficelée sur le bâton. Lors des précédentes danses à Green Grass, le nombre de piquets étaient de 405, mais le chamane directeur de la cérémonie n'était alors pas le même. Le nombre de piquets a une signification magique, seul le chamane pourrait l'expliquer en entier parce qu'elle est en partie en correspondance directe avec l'une de ses visions. Entre chaque piquet, un medicine man a placé une branche d'armoise pour les vertus que l'on connait.
Quatre portes entrecoupent le cercle de danse aux quatre points cardinaux. Chacune d'elle est délimitée par deux bâtons placés à un mètre d'intervalle en avant du cercle des 400 piquets rouges. Sur ces deux bâtons sont attachés des pièces de tissus – des foulards – de la couleur symbolisant le point cardinal correspondant. Le Nord est de couleur rouge, le Sud est blanc, la porte de l'Est est jaune et celle de l'Ouest est noire. Autour du cercle sacré, un abri circulaire recouvert de branches de peuplier (cottonwood) protège les spectateurs, parents et amis, venus soutenir les danseurs.
Un peu en retrait de la “porte de l'Ouest” est située la partie de l'abris réservé aux Danseurs du Soleil qui peuvent durant les pauses tenter de récupérer un peu. Derrière cette partie, toujours vers l'Ouest, se trouvent deux minis cabanes coniques en forme d'igloos, construites en bois et recouvertes de branchages et de couvertures, ce sont les saunas indiens – sweatlodges – qui permettent aux danseurs de se purifier avant d'effectuer la danse cérémonielle. A quelques mètres de la “porte du Sud”, un emplacement est réservé pour le groupe de musiciens. Au nombre de cinq ou six, ils chantent et jouent du tambour, frappant sur la peau tendue à l'aide d'un bâton dont l'extrémité forme une boule de cuir ou de fourrure blanche. Les vêtements pour la Danse du Soleil, les vêtements des Danseurs du Soleil, contrairement aux parures vestimentaires lors des powwows où les habits ne sont qu'éclats de lumières, broderies de couleurs et tapisseries de perles, sont plutôt sobres, simples et confectionnés relativement sur le même modèle. Les hommes portent de longues jupes rouges ou bleu marine, bordées d'un ruban noir, rouge ou bleu, taillées dans des tissus des plus ordinaires. Les torses sont nus et seuls ornent les larges poitrines des colliers très longs faits en os de cervidés ou de bison ; quelques-uns portent de larges médaillons perlés. Ils tiennent à la bouche un sifflet en os d'aigle auquel est accroché un duvet d'aigle. Un bandeau de tissu orné d'une ou deux plumes retient leur longue chevelure. Cependant, certains ne portent pas de plumes.
Les robes des femmes sont, tout en restant simples, plus diversifiées. Les tissus sont rouge, blanc, vert, bleu, jaune, noir, couleurs traditionnelles des cérémonies indiennes. Certaines femmes portent des robes en tissu clair à petites fleurs. En aucun cas ces robes ne sont des robes de galas. Les habits sont pratiquement sans aucune fioriture, la Danse du Soleil n'est pas un show, c'est une cérémonie sacrée, solennelle. Danseurs et danseuses sont nus pieds, l'herbe est dure et fendille la plante des pieds en mille et une petites coupures qui font souffrir les danseurs. Beaucoup d'entre eux tiennent entre leurs mains un éventail en plumes d'aigle qu'ils ne cessent d'agiter dans le but d'appeler l'aide du Grand Esprit. Les deux chamanes de la Danse du Soleil de Green Grass portaient sur la tête en guise de coiffe une tête de bison dont l'épaisse toison les recouvrait de la nuque aux reins. Ils étaient revêtus d'une longue jupe rouge, laissant entrevoir lorsqu'ils marchaient un pan de blue-jean, charmant clin d'œil à l'Amérique des temps modernes, anachronisme dans un décor du passé mais aussi affirmation qu'il s'agit bien d'une cérémonie traditionnelle du 20e siècle. L'aide - chamane est vêtu d'une jupe noire, il tient à la bouche un sifflet et porte un éventail en plumes avec lequel il chasse les mauvais esprits par-dessus la tête des danseurs. La Danse du Soleil se déroule en trois temps : le temps de la danse, le temps du piercing, le temps de la gloire (fin de la cérémonie).
Le temps de la Danse
Les Danseurs entrent dans le cercle par la porte de l'Est, de couleur jaune ; en pivotant sur eux-mêmes entre les deux bâtons de l'Est, ils lèvent et baissent alternativement les bras pour saluer les points cardinaux et s'avancent dans l'enceinte sacrée pour se positionner pour effectuer la danse. Il existe plusieurs manières de danser, qui sont autant de manières de prier. Une première fois, les danseurs s'étaient un à un positionnés autour du cercle, séparés les uns des autres d'un mètre cinquante environ. Tournés vers l'extérieur du cercle, ils fléchissaient les jambes au rythme du tambour, sifflaient sans arrêt et levaient et baissaient successivement les bras afin de rendre hommage à la nature et au Grand Esprit. Une autre fois, ils s'étaient placés tour à tour devant chaque point cardinal adoptant les mêmes mouvements de danse des jambes et des bras que précédemment. Rangés en deux lignes parallèles, l'une derrière l'autre, ils rendaient hommage aux points cardinaux et par là même aux Esprits de l'Univers (Tunkashila, “les Grands-pères”) et au Grand Esprit.
Une troisième fois, ils dansèrent de la même façon en deux lignes l'une derrière l'autre mais seulement face à la porte du Sud où se trouvent les musiciens et le groupement le plus important de spectateurs. Cette position des danseurs face au Sud fut la plus fréquente parce qu'ainsi les Danseurs dansent en regardant le Soleil (d'où le nom en sioux de cette cérémonie “en regardant le soleil ils dansent”), une autre forme de souffrance pour les danseurs. Les spectateurs qui choisissent de se regrouper à cet endroit le font parce qu'ils sont près des musiciens mais aussi parce qu'ainsi ils tournent le dos au Soleil et résistent mieux à la fatigue de la journée. Les danseurs en piste, l'aide medicine man joue alors un rôle important. A l'aide de son éventail de plumes d'aigle, en se plaçant derrière le danseur, il effectue un mouvement qui va de l'avant de la tête du danseur à l'arrière. Il s'agit autant de faire fuir les mauvaises influences que de faire pénétrer la“puissance” du Grand Esprit. Ce geste rituel prend du temps, les danseurs sont nombreux et le geste demande de l'application et de la précision. Un des chamanes, à l'aide d'une sorte de brasero dans lequel brûle de l'armoise, fait le tour du cercle, le long des piquets rouges. La fumée odorante et magique se répand sur les contours éloignant les mauvaises influences éventuelles. Il entoure de cette fumée les musiciens qui font un geste de la main pour mieux l'attirer vers eux. Enfin, il se dirige vers les Danseurs qui d'un mouvement d'éventail captent la fumée vers eux. L'espace, l'air, les esprits ainsi purifiés, la communication entre le Grand Esprit et les Etres humains en sera facilitée.
Le rituel de la remise des pipes sacrées A la fin de chaque période de danse, les danseurs procèdent à la cérémonie de remise des pipes sacrées. Un groupe de quatre ou cinq danseurs, voire plus, se présente devant la porte Sud, de couleur blanche. Ils tiennent chacun entre leurs mains un calumet qu'ils vont offrir à des personnes de l'assemblée choisies par l'organisateur de la Danse. Deux fois, deux après-midi de suite, je fus ainsi désignée pour recevoir une des pipes sacrées. Partagée entre le désir d'effectuer cette tâche honorifique et la peur de n'être pas à la hauteur, je me positionnais sur la délimitation de la porte Sud en prenant exemple sur les trois autres personnes toutes indiennes. La remise des pipes est un moment important de la Sundance, elle scelle l'union entre danseurs et spectateurs. Union qui se doit d'être sereine et parfaite afin d'atteindre une osmose entre Danseurs du Soleil et spectateurs / participants, ce qui facilite la communication avec le Grand Esprit. Chaque esprit doit s'unir à tous les autres pour ne faire plus qu'un ; toutes les souffrances doivent s'assembler pour ne faire plus qu'une ; ainsi les multiples appels au Grand Esprit ne feront plus qu'un même appel doté d'une force exceptionnelle. Je sentais sur moi les regards inquiets de certains Indiens qui voyaient que ma peau était celle d'une Blanche et que mes vêtements ne convenaient pas tout à fait pour cette cérémonie. Une dame sioux, n'y tenant plus, s'approche rapidement de moi et m'enroule d'un geste sûr et ferme, une grande couverture indienne, un “quilt blanket” représentant l'Etoile du Matin, qu'elle me noue autour de la poitrine. La couverture me serrait, j'avais peur, j'avais chaud. Mais je savais que cette couverture était l'élément symbolique qui faciliterait la liaison entre la civilisation blanche et le peuple indien, me permettant de recevoir la pipe sacrée. Les chanteurs se mirent à chanter et les danseurs se placèrent face à la porte sud. Le rituel de la remise des pipes sacrées pouvait commencer. Les Danseurs du Soleil firent plusieurs fois le geste symbolique de nous offrir les calumets avant de nous les remettre réellement au quatrième essai. Le calumet entre les mains j'ai cru, l'espace d'un instant, tenir l'univers tout entier. Il fallut ensuite l'allumer, ce que je réussis avec l'aide d'un des musiciens, en tirer quelques bouffées avant de le faire passer à d'autres personnes de l'assistance afin qu'elles fument à leur tour. Une fois toutes les pipes fumées, le tambour se remit en action, annonçant la deuxième partie du rituel de remise des pipes sacrées. Il fallait maintenant rendre aux Danseurs les calumets selon le même cérémoniel. Ce rite crée un lien très fort entre danseurs et non danseurs. Ce lien est encore plus fort au moment du rituel du piercing.
Le temps de la souffrance
C'est lors du piercing, dernière étape que s'imposent les Danseurs du Soleil, que la souffrance atteint son paroxysme. C'est le moment où la relation spectateurs danseurs est la plus intense, la plus solide. Les spectateurs / participants ne se contentent pas de compatir à leurs souffrances, mais par la communion de leurs esprits, ils les vivent comme si elles étaient les leurs. Il existe plusieurs manières de pratiquer le piercing. A Green Grass, cet été, j'ai pu voir trois différentes manières.
La première, la plus traditionnelle, a déjà été précédemment décrite. Elle consiste à tirer sur la corde à la fois reliée à l'Arbre du Soleil et à la poitrine du Danseur afin de faire céder la peau, libérant l'homme de ses attaches. Le chamane aide et soutien le Danseur ; positionné derrière lui, il lui envoie sans cesse de la fumée d'armoise, l'accompagnant dans sa lutte contre son ennemi invisible.
La deuxième manière d'exécuter le piercing, que j'ai pu observer à Green Grass, est beaucoup plus spectaculaire. L'Indien désirant accomplir ce type de piercing est arrivé au centre du cercle sacré près de l'Arbre du Soleil, accompagné par plusieurs autres danseurs. Ces compagnons lui attachèrent entre la chair et la peau un bout d'os d'aigle, bien au centre de sa poitrine. Ils relièrent ensuite la corde du buste du danseur à une haute branche de l'Arbre solaire. Puis ils hissèrent l'homme sur leurs larges épaules. Et, rapidement, après un temps de concentration de quelques secondes, le danseur saute, la corde se tend, la peau craque, le poids du corps entraînant la déchirure. La libération est immédiate, la douleur instantanée et violente. Mais le Sioux est libéré et un soupir de soulagement et de plaisir s'échappe de l'assemblée alors qu'un sourire illumine de bonheur, de joie et de fierté, le visage du danseur.
La troisième manière de pratiquer le piercing dont j'ai été témoin, est la manière usitée par les femmes précédemment décrite. Le danseur est attaché par le dos à un ou plusieurs crânes de bison. Il tourne en dansant, autour du cercle magique à l'intérieur des piquets rouges, traînant sa lourde charge, cette force mystérieuse, ces crânes de bison qui semblent aussi attentifs et cérémonieux que l'assemblée. La peau se tend, la souffrance est excessive, mais il faut du temps pour que la peau cède. On abrège sa souffrance au bout de quelques tours. Une personne s'assoit sur un des crânes qui devient alors très lourd. Par à coups, le Danseur tire ; la douleur horrible, sourde et traître, décompose son visage qui reste malgré tout fier et noble. Puis vient la libération et après la souffrance, la félicité.
Il existe une quatrième manière d'exécuter le piercing. Aucun Danseur à Green Grass ne l'a pratiquée cet été-là. C'est certainement la manière la plus atroce et la plus cruelle. L'Indien est attaché par quatre endroits différents : deux os d'aigle au-dessus des omoplates, deux autres dans la poitrine. Les quatre cordes qui partent de ces quatre bouts d'os sont chacune reliées à un poteau. Le danseur tire dans tous les sens pour se libérer. Il va longtemps se débattre avant de sentir une par une ses attaches céder.
C'est un long combat contre la souffrance et les esprits du mal qui cherchent à inciter l'Indien à abandonner la lutte. Les hommes et les femmes qui ne pratiquent pas le piercing, ont la possibilité eux aussi d'accomplir un acte d'auto-torture moindre, que certains Danseurs pratiquent en supplément et en complémentarité du piercing. Un chamane prélève sur les épaules des danseurs et danseuses ainsi que des spectateurs qui le souhaitent, de minuscules carrés de peau qu'il enferme dans un foulard de couleur contenant déjà une offrande de tabac. La couleur du sachet correspond à la couleur de l'élément de l'univers que l'Indien veut honorer. Cette offrande est offerte au Grand Esprit et le sachet est déposé au pied de l'Arbre du Soleil. Un vœu peut être associé à cette marque de respect, à ce don au Grand Esprit.
Les Indiens portent à vie les cicatrices du sacrifice et de la souffrance, témoignage éternel de leur participation à la Sun Dance. Les personnes de l'assemblée peuvent si elles le désirent accompagner le Danseur du Soleil dans son combat. Au moment où le Danseur engage son dernier combat contre la douleur, alors qu'il tire sur la corde, parents, amis et simples spectateurs peuvent souhaiter se placer derrière lui, parfois dans le cercle sacré ; pour encourager le Danseur du Soleil, ces personnes effectuent en suivant le rythme du tambour des pas de danse en levant les bras en signe de respect et pour appeler la compassion du Grand Esprit ; certains pleurent et gémissent comme l'Indien attaché à l'Arbre du Soleil. Les amis Sioux avec qui nous étions nous entraînèrent, ma tante et moi, pour aider l'un de leurs parents. Emue par cette souffrance désirée, pieds nus, je me mis à imiter les pas de danse destinés à apaiser la souffrance du danseur. Gagnée par l'émotion collective et rapidement convaincue que ce rituel pouvait l'aider, de toutes mes forces je me mis à unir mon esprit aux autres, désireuse d'une seule chose, partager sa douleur.
Le temps de la gloire
Après quatre jours d'épreuves corporelles et mentales, au coucher du soleil, les Indiens entrent une dernière fois dans le cercle magique. Ils en font un dernier tour pour sortir en virevoltant sur eux-mêmes par la porte de l'Est. Pendant ce temps, les spectateurs se sont alignés à l'extérieur de l'abri circulaire de branchages, de la porte de l'Est en allant vers l'ouest. Les Danseurs en file indienne serrent les mains que leur tendent toutes les personnes de l'assemblée de spectateurs. Dans cette poignée de main, ils transmettent un peu de leurs souffrances, que les spectateurs voient inscrites sur leur corps et leurs visages, et beaucoup de la force qu'ils ont acquise lors de la cérémonie dans l'enceinte sacrée.
La joie des Danseurs gagne l'ensemble des spectateurs qui, une fois la clôture de la Danse du Soleil annoncée, se précipitent dans une évidente excitation autour du cercle pour saisir les piquets rouges et les branches d'armoise qui délimitent le terrain ainsi que les foulards suspendus à l'Arbre sacré, ceux qu'ils peuvent atteindre, les autres resteront jusqu'à la prochaine Sundance. Piquets, branches d'armoise et foulards ayant servis pour le rituel ont les fonctions et les vertus de porter chance et bonheur à ceux qui ont la chance de s'en saisir. Ma joie fut donc grande, lorsqu'un ami cher de ma tante nous apporta à chacune un fameux piquet rouge et une branche d'armoise.
L'année à venir allait être heureuse, je n'en doutais pas, et d'un pas pressé j'allais enfouir mon trésor dans le coffre de la voiture. Il est difficile pour un esprit occidental de comprendre les raisons profondes qui poussent les Indiens Sioux chaque année à accomplir ce rituel. Il est important de faire abstraction de son éducation occidentale pour pénétrer les mystères, les beautés et les enseignements de cette cérémonie. La souffrance que s'imposent les Indiens n'est qu'un moyen pour atteindre un but sacré. (Les Indiens pensent que le Grand Esprit possède tout. En conséquence, la seule véritable offrande que les êtres humains puissent lui faire est ce qui leur appartient en propre : leur souffrance et leur joie.) Si nous ne pouvons concevoir ce moyen autrement que comme une barbarie, il sera impossible de comprendre la cérémonie.
C'est débarrassé de tout enseignement et toute connaissance préalablement appris que j'ai assisté à cette Danse du Soleil. Ainsi, il m'a été donnée la chance de voir et de comprendre la beauté de ce geste d'auto-torture qui, plus qu'un sacrifice, est un don de sa personne, un acte d'amour au Ciel et à la Terre, un merveilleux témoignage de respect des forces de la Nature et d'admiration pour le Grand Esprit, pour le Grand Tout qu'est l'univers.
Voir aussi le Témoignage exceptionnel d'une participante sur ce site : http://pres06.kazeo.com/1991-j-ai-participe-a-une-danse-du-soleil-a120256272